Depuis le COVID, la mode s’est trouvé un nouveau partenaire, le digital. Des jeux vidéo aux NFT en passant par les plateformes sociales, le monde virtuel est le nouvel eldorado des marques de luxe. Mais entre dissociation de la personnalité et fausse démocratisation, quelles sont les limites de cette nouvelle relation ?
Les maisons aux manettes du gaming
S’il y a quelques années, mode et jeux vidéo constituaient deux univers diamétralement opposés, les coutumes ont bien changé. Désormais, les plus grandes marques de luxe revendiquent un côté geek. À commencer par Louis Vuitton qui, en 2019, a dévoilé une ligne monogrammée (évidemment) sur League of Legends. Autre acteur majeur de cette gamification, Balenciaga qui a non seulement investi Fortnite il y a quelques mois mais qui a surtout créé son propre jeu, AfterWorld. On se plongeait ainsi dans un monde virtuel futuriste (oui oui, 2031), accessible via un qr code. Et par la même occasion on découvrait les 50 looks qui composent la collection Fall 21. Le must ? Les revêtir pour que (au moins) notre avatar puisse en profiter.
Mais pourquoi se lancer sur ce nouveau terrain de jeu ? Les maisons avancent l’argument de la démocratisation. Elles ont compris que leurs prochains clients n’étaient plus cette élite à laquelle ils étaient habitués (mais ça, on y reviendra). L’objectif est donc clair : conquérir une cible toujours plus jeune qui, habituée à habiller ses avatars des marques les plus prestigieuses, poussera naturellement, voire automatiquement la porte de leurs boutiques d’ici quelques années. Manipulation positive vous avez dit ?
Nouveau look pour une nouvelle vie
Outre les jeux à consonnance apocalyptique, les maisons de mode investissent aussi des mondes plus poétiques. Loin des stratégies et de l’action, Valentino nous emmène par exemple dans Animal Crossing. Ou comment un univers coloré avec des personnages trop mignons qui parlent une langue incompréhensible a réussi à charmer plusieurs générations. La marque romaine a ainsi décliné 20 de ses tenues issues des collections SS20 et Pre-Fall 21 en une version numérique donnant la possibilité aux joueurs d’habiller leurs avatars d’un esprit couture.
Plus récemment, Gucci s’est lancé sur Zepeto, proposant elle aussi des pièces fictives. Peu à peu, on s’éloigne des jeux vidéo classiques pour se développer sur des plateformes de metaverse où l’on ne joue plus, mais on vit. En atteste le slogan de Zepeto « Another me in another world », autrement dit, un autre moi dans un autre monde. Notre vie sociale tend à passer du réel au virtuel mais alors, qu’est-ce qui nous définit le plus désormais ?
Jeux de rôles
Si l’enjeu est d’abord de personnaliser son avatar, il semblerait que l’on en vienne à se personnaliser nous-même par extension. Phil Rampulla, le directeur général d’Epic Games parlait de « l’expression de soi ultime », comme si finalement, on se définissait au travers du vêtement certes, mais surtout au travers de l’écran. Qu’à cela ne tienne si en réalité, on est en pilou-pilou dans son canapé. Le temps passé à créer cet alter-égo digital, on se projette et comme obnubilés, on devient cette nouvelle personne. On donnerait tout pour se faire remarquer aux yeux des autres (que l’on ne connaît pas réellement non plus d’ailleurs).
Elle est étrange cette fascination pour la création d’un autre soi. Finalement, les environnements virtuels semblent se présenter comme une échappatoire où l’on devient quelqu’un d’autre le temps de quelques heures, oubliant nos tracas du quotidien. Cette volonté de s’échapper dans une vie montée de toute pièce ne serait-elle pas le reflet d’une réalité qui ne nous convient pas ? Mais bon, c’est encore un autre débat, revenons au véritable problème.
Une fois revenu dans la vraie vie, c’est l’ascenseur émotionnel, on n’a rien et on n’est rien. Il s’opère une sorte de dissociation de la personnalité, notre avatar a une belle vie et une belle penderie mais qui reste une fois l’écran éteint ? Même si le metaverse constitue d’une certaine manière notre avenir, il n’est fondamentalement pas réel, alors que nous si. Au-delà de se créer un personnage, on se crée une vie qui ne nous appartient pas vraiment et surtout que l’on ne peut pas toujours se permettre… Et notre double numérique ne sera pas là pour nous réconforter.
La mode digitale, accessible à tous ?
Nous parlions tout à l’heure de démocratisation. Oui dans un sens, le luxe s’adresse à plus de personnes, bien que nous pourrions remettre en cause cette volonté de vouloir conquérir les (trop) jeunes. Mais non, tout le monde ne pourra pas pour autant s’essayer à la mode virtuelle. Si les marques évoquées précédemment tendent à rendre accessible leurs créations dans les jeux vidéo, dans la jungle du web 3.0, ce n’est pas vraiment le même constat. Là-bas, il n’y a pas (encore) de règles. Récemment, un modèle du Dionysos de Gucci a été mis en vente sur Roblox. Les enchères sont montées jusqu’à 4 115$ (après conversion), alors même que son homologue physique n’en coûte (que) 2 450$ ! Autre exemple, la ligne « Collezione Genesi » de Dolce & Gabbana vendue sous forme de NFT et qui a généré pas moins de 5 millions de dollars. Parmi les pièces de la collection, le « glass suit » a été estimé à plus de 1 millions de dollars, tout comme « the impossible tiara » sertie de pierres précieuses introuvables sur Terre. Tout comme la couronne elle-même finalement non ?
Sur la question des NFT, on est donc loin du phénomène de démocratisation. D’autant plus que l’acquisition de ces œuvres numériques est motivée par deux éléments : l’unicité de la création et l’accès à des événements exclusifs. Exclusifs, donc pas accessibles à n’importe qui, donc réservés à un club très privé, donc une élite. Celle du début, vous vous souvenez ? Cette cible prestigieuse au portefeuille bien rempli. Elle est toujours au rendez-vous et les marques de luxe peuvent bien la remercier.
Évidemment, l’idée n’est pas d’être pessimiste et de brosser un sombre portrait du metaverse. D’ailleurs, il est encore bien trop tôt pour se positionner sur le sujet ; on peine encore à tout comprendre et à le définir. Néanmoins, il est intéressant de voir comment, en souhaitant s’ouvrir à de nouveaux mondes, de nouvelles pratiques et de nouvelles cibles, la mode en revient toujours aux questions d’apparence et de prestige. Un éternel recommencement disait Mademoiselle Chanel.